Monsieur le Président,

je vous fais une lettre que vous lirez… sans doute.
Car, comme sûrement beaucoup de Français, j’ai besoin de réfléchir et d’échanger sur les événements tragiques de ce début d’année. Pas sur les faits eux-mêmes, ma contribution ne rajouterait rien. Mais je voudrais revenir sur les manifestations d’une ampleur époustouflante qui se sont déroulées il y a quelques jours.

5 millions de personnes dans la rue, peut-être plus ! Du jamais vu depuis la libération a-t-on pu lire. Et depuis, des personnes qui me disent, à moi Député, comme à d’autres : « Et maintenant, il ne faut pas que ça reprenne comme avant n’est-ce pas ; il faut nous entendre là-haut ! ». Un besoin d’union, un besoin de se parler, de s’écouter, une forme de bienveillance nouvelle.

Député depuis 30 mois, j’ai ressenti moi aussi, avec le choc terrible de l’attentat puis l’ampleur des manifestations auxquelles j’ai participé à Lyon que oui, « après » ne pouvait pas être pareil qu’ « avant », que, d’une certaine façon « avant » paraissait « petit », pas à la hauteur de l’enjeu.

Vous-même, Monsieur le Président, avez été à la hauteur de l’enjeu par votre comportement, irréprochable, et les Français vous en sont reconnaissants. Ils le resteront, durablement, si vous-même, si nous tous les responsables politiques, restons à la hauteur de l’enjeu. Mais finalement, c’est quoi l’enjeu ? Qu’est-ce qui a bien pu faire descendre dans la rue 5 millions de personnes et provoquer la plus grande manifestation depuis 70 ans. A la libération, après 5 années de guerre, les Français éprouvaient sans doute eux aussi le besoin de dire « plus jamais ça ». La page se tourna avec l’avènement de la IVème République et la mise en œuvre du programme du Conseil National de la Résistance.

Ne doit-on pas se demander aujourd’hui quelle est la République que les Français ont appelé de leurs vœux, massivement, le 11 Janvier, et pour mettre en œuvre quel programme ? Tous les chroniqueurs, tous les responsables politiques ont livré leurs analyses et leurs interprétations : l’horreur du geste bien sûr, la liberté de la presse, le besoin de se retrouver, de se rassurer, le goût amer du sang, l’idéal de paix et d’amour… Il y a bien sûr tout cela.

Mais l’ampleur du mouvement formule elle-même des exigences : la 1ère, c’est de ne pas se tromper sur son sens. J’ai comme tout le monde des idées et des convictions sur ce qu’il conviendrait de faire… Mais ai-je raison ? Ne faut-il pas d’abord prendre le temps de caractériser, avec ceux qui l’ont produit, ce bel élan républicain. Et quelle République voulait la foule – voudrait-elle demain ? – qui s’est rassemblé dans toutes les villes de France ?

Ce qu’elle dit en tout cas, c’est que ça ne peut pas continuer comme avant, qu’il y a besoin d’union nationale, qu’il faut être à la hauteur… Oui, mais de quoi ? Peut-on se satisfaire d’interpréter, au risque encore une fois d’être perçus comme de peut-être piètres visionnaires ou de médiocres analystes ? Et de retomber dans le « comme avant », qui serait alors source probable d’une désespérance plus violente encore que celle exprimée dans les urnes aux dernières élections européennes ?

Je me dis que cette formidable mobilisation doit être capitalisée.

Il ne faut pas lui apporter tout de suite et maintenant une réponse en forme de recettes… Elles ne seraient pas crédibles et amplifieraient une probable désillusion. Au contraire, revenons vers les Français, et vers tous ceux qui ont marché plusieurs heures durant le 11 janvier. Vérifions ce qu’ils ont voulu exprimer, donnons-leur à nouveau la parole, un peu plus distante du choc émotionnel, pour vérifier ce qu’ils ont voulu dire.  Réfléchissons avec eux. Prenons le temps de la discussion, de l’échange, et gardons-nous d’interprétations hâtives et immédiates qui pourraient être vécues comme autant de rapts de l’expression du 11 Janvier. Pendant deux mois, avec le concours d’internet, par des registres ouverts dans toutes les mairies de France, dans tous les lieux publics, à partir de questions laissant une large place à l’expression, prenons le temps de vérifier ce que les manifestants ont voulu dire. Ne répondons pas à leur place ! Ils ont mis entre nos mains un bien infiniment précieux : ce qui les réunit ; prenons le temps d’être sûrs que nous avons bien compris et bien traduit leur message. Durant cette période de 2 mois, consultons, sollicitons des contributions de tous, responsables politiques bien sûr, société civile, au travers du monde associatif, chercheurs, sociologues, regards vus d’ailleurs, et, à partir de cette matière, tirons un programme d’actions, un programme de travail, qui sera, de fait, la résultante du sentiment des Français et de ceux qui vivent en France.

Multiplions les tables rondes, les débats publics ; invitons les communautés, les partis politiques, les syndicats, toutes les institutions, à exprimer leurs visions de la République moderne ; sachons créer les conditions d’un débat ouvert, élevé ! Prenons le risque de ce qui pourrait être dit et mettons la société dans l’obligation d’en tenir compte !

Qui pourrait en effet envisager que les conclusions d’un débat national ne soient pas demain prises en compte ? Et que pourraient nous dire les Français et, avec eux, tous ceux qui ont manifesté le 11 janvier ?

Peut-être diraient-ils quelle est aujourd’hui leur conception du pacte républicain et ce à quoi ils tiennent pour valeurs essentielles de la République ? Peut-être nous diraient-ils que certaines choses doivent être précisées ou revues dans nos textes fondamentaux qui écrivent nos règles et définissent nos institutions.

Ils nous diraient bien sûr quels sont pour eux les sujets qu’il faut prioritairement aborder, traiter, et comment ils voient leurs solutions ? Avec quels moyens ?

Ils sauront hiérarchiser ce qui est pour eux important, secondaire, et exprimer ce qu’ils attendent de la France, en Europe et dans le monde.

Un programme de travail, construit sur une synthèse ample mais rigoureuse, donnerait alors une force considérable à ceux qui l’entreprendront.

C’est peut-être d’abord cela, être à la hauteur !

C’est peut-être se dire qu’il faut prendre le temps de bien entendre, de bien comprendre, pour être sûr de bien faire au nom du plus grand nombre et pour que, en effet, ce ne soit pas « comme avant ».